" Chasser la pensée unique ! "
Entretien avec Ingrid Bianchi, Fondatrice du cabinet de conseil Diversity Source Manager et du think Tank Out of the box
Portrait de Ingrid Bianchi
Ava - Ingrid Bianchi, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis consultante experte en management de la diversité et en leadership inclusif. J'accompagne les entreprises dans la mise en place de leur politique de diversité. Je propose aussi du conseil, de la formation, du coaching
Ava - Comment la société Diversity Source Manager a-t-elle émergé : dans quel contexte sociétal et pour répondre à quels besoins ?
J'ai commencé ma carrière dans le recrutement. Il y a 19 ans, j'ai réalisé que je souhaitais me spécialiser dans la diversité et l'inclusion. Mon vécu m'a orientée vers l'importance d'inviter mes clients à dépasser leurs biais et à s'ouvrir à des candidats aux profils différents .
L'univers start-up des années 2000
Fin 2003, je travaillais sur l'insertion de jeunes diplômés puis j'ai accompagné des start-up dans les années 2000. Je recrutais des candidats pour accompagner des innovateurs qui avaient développé des outils et des services très innovants. J'étais chargé de recruter toutes leurs équipes dirigeantes, les forces commerciales, les responsables de production, etc.
Cette période a été très marquante, car :
" C'était nouveau : les profils recherchés
n'existaient pas encore ! "
À l'époque, personne ne travaillait ou n'évoluait dans le milieu des startups. Mon objectif à cette époque ? Évaluer les capacités des candidats à s'intégrer dans des environnements très disruptifs. Pour cela, j'ai mis en place des outils d'évaluation qui "mesuraient" une diversité d'intelligences.
Dénicher de nouvelles formes d'intelligences
C'est ainsi, qu'au fil du temps :
" J'ai appris à connaître les intelligences multiples "
En effet, certaines personnes peuvent, suite à leurs expériences, transposer leurs compétences et s'adapter à des environnements très différents . Dans ce cas, non seulement doivent-elles s'adapter à un nouvel environnement, mais elles doivent aussi évoluer en même temps que la start-up. Par exemple, quelqu'un qui ne faisait pas de management pouvait vite se retrouver à diriger des équipes en forte croissance.
Je devais anticiper et évaluer le potentiel d'évolution de chaque candidat.
Le pouvoir des soft skills
Chez ces candidats on va chercher des compétences d'adaptation et une expertise mais surtout des savoir-être ou soft skills.
En présentant certains candidats, je me butais aux a priori des dirigeants qui n'étaient pas habitués à ce que le champ des possibles en matière de recrutement soit aussi ouvert. La diversité pouvait se traduire sous forme de parcours, de diplômes, d'âge, de genre ou d'origine...
" Tout était ouvert car j'étais centrée sur le
potentiel de chaque candidat "
Parfois je faisais face à des remarques discriminatoires telles que : "Une femme, ça ne va pas dans un environnement technique ou cette DAF n'a pas le "bon" diplôme. "
Néanmoins, comme j'avais travaillé sur le profil de compétences du candidat, j'avais les arguments pour le défendre alors qu'il ne semblait pas, à la base, le profil idéal pour mon client. In fine, après l'entretien, le retour était positif. Pour les start-up, recruter est un exercice délicat. En effet, on recrute pour une évolution probable de carrière, mais incertaine donc les dirigeants n'ont pas toujours le choix en matière de recrutement.
" Aujourd'hui, nous faisons face à une pénurie de recrutements. Les mêmes leviers vont devoir s'imposer. "
Suite à cette expérience de chasse de têtes, dans un contexte de mondialisation où les nouvelles technologies explosaient, j'ai compris que ces besoins allaient s'imposer à toutes les entreprises. Elles allaient devoir chercher des candidats qu'elles n'auraient pas retenus spontanément.
Ava - Comment la notion de diversité a-t-elle évolué au fil du temps ?
Après cette expérience, j'ai créé Diversity Source Manager à la fin de l'année 2003. J'en ai fait ma spécialité. J'ai créé mon cabinet autour de profils atypiques et de la diversité.
Ingrid Bianchi, Congrès International de Dona-Empresa
À cette époque, le mot "diversité" n'existait pas en France. Il a émergé de la charte de la diversité initiée par une vingtaine de grandes entreprises en octobre 2004. Parmi elles, on comptait : Suez, Axa ou encore Schneider Electric. Mon cabinet avait déjà 1 an d'existence. J'ai relu l'un des premiers articles sur mon cabinet publié dans Le Monde à l'époque : ça pourrait être publié demain, c'est incroyable ! Tout ce que j'avais mis en place est encore totalement d'actualité.
À présent tout le monde "parle" de diversité, ça semble bien ancré dans les mentalités. À l'époque, on me demandait : qu'est-ce que vous proposez ? Des candidats moins chers, des candidats gratuits ? Ça signifie quoi la diversité ?
" À l'époque, la charte de la diversité était très centrée
sur la diversité d'origine "
La diversité semblait se résumer à la couleur de peau. Alors que ma proposition était la suivante : s'ouvrir à une diversité de profils pour innover .
Il y avait aussi le sujet de l'égalité hommes-femmes : ce n'est pas nouveau. À partir des années 2000, les directives européennes ont renforcé la loi contre la discrimination et ont élargi les critères de discrimination. Aujourd'hui, on en dénombre 25. En 2005 la création de la HALDE - Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité - illustre ce renforcement législatif.
" La notion de diversité s'est répandue et
imposée de multiples manières "
Les principes de gouvernance et tout ce qui est imposé aux entreprises en matière de RSE montrent une forte évolution sociétale. Les nouvelles générations sont beaucoup plus regardantes sur la composition des équipes, la reconnaissance et le bien-être au travail, par exemple.
Quand j'ai créé mon cabinet, mon objectif était d'améliorer la croissance des entreprises. C'est toujours le cas. On propose de l'innovation sociale et managériale, on répond à une question de justice sociale, mais au fond, on est toujours en quête de performance.
" La diversité, au-delà de la question sociale, adresse
des enjeux économiques indéniables "
Ava - Comment la notion de diversité a-t-elle évolué au fil du temps ?
Les entreprises se plaignent de ne pas trouver de candidats, notamment de ne pas trouver de femmes notamment sur les profils techniques, alors que les femmes représentent + de 50 % des universitaires. En s'ouvrant à une diversité de parcours et de diplômes, on peut accéder à une plus grande diversité. La diversité pour moi, c'est l'idée de revisiter son processus de recrutement et de promotion en innovant à travers ses critères d'actualisation.
Finalement, l'enjeu aujourd'hui,compte tenu de la tension sur le marché et de la pénurie de candidats c'est de dépasser nos biais pour être sûr de n'écarter aucun candidat de manière arbitraire.
" On suppose que pour occuper telle fonction, un niveau bac +2 ou bac + 5 est obligatoire. Pourtant quand on interroge le recruteur il a du mal à savoir pourquoi "
Le manager cherche une expérience, une expertise, un savoir-faire ou la maîtrise d'un certain logiciel, alors il a tendance à considérer que seul le critère du diplôme va combler ces différentes attentes. Pourtant, c'est complètement inefficace puisqu'aujourd'hui, dès qu'un candidat sort avec son diplôme en poche, ses compétences seront rapidement obsolètes, au vu de l'actualisation permanente des compétences.
Ava - Comment abordez-vous la notion d'inclusion au sein des entreprises qui font appel à DSM ?Au sein de mon cabinet de conseil je réalise des diagnostics sur la politique Diversité & Inclusion des entreprises qui font appel à nos services.
Cela comprend une enquête qualitative : comment les gens se sentent-ils intégrés et "à leur place" dans l'entreprise ? Nous croisons ces données avec des pratiques RH & managériales pour identifier les meilleures pratiques à mettre en place et corriger celles qui le nécessitent. À partir de là, nous formalisons un plan d'action stratégique 100 % personnalisé qui fait écho à la culture d'entreprise, à ses pratiques et à ses enjeux.
" Une politique d'inclusion ne fonctionne que si elle est partagée par toutes les strates de l'entreprise "
J'aide les entreprises à formaliser leur plan d'action en matière de diversité pour qu'il soit plus lisible et plus clair en interne. Ainsi il sera vecteur d'une marque employeur plus favorable.
Comme je l'ai dit tout à l'heure, l'essentiel est de se concentrer sur les compétences-clés des candidats : les soft skills. On ne met pas de côté les "hard skills", mais on les pondère en révélant les compétences centrales du candidat : celles qui lui permettront de rester en veille, à niveau et de se former tout au long de son parcours.
" Pour trouver les meilleurs candidats, on cherche leur motivation, leur capacité d'adaptation et de résilience"
On forme aussi les équipes sur l'appropriation de la politique d'inclusion et on propose du mentoring pour faire grandir les collaborateurs. On accompagne les populations "cibles" : personnes en situation de handicap, femmes qui souhaitent occuper des postes de leaders, collaborateurs qui manquent de confiance en eux...
Ava - Diversity Source Manager existe depuis 19 ans. Comment le cabinet s'est-il transformé au fil du temps ?
Voici ce qui a changé selon moi :
- la maturité du marché sur le sujet de la diversité. Aujourd'hui, la plupart des entreprises en ont fait une composante intégrale de leur identité, d'autant plus depuis la fin de la pandémie.
- le renforcement des lois déclenchait une attitude défensive. Les entreprises ont compris qu'elles devaient dépasser le simple respect de la législation et passer à une démarche proactive. C'est ainsi que l'inclusion est apparue.
- Cette inclusion nécessite une véritable transformation de l'entreprise.
- Le monde professionnel a intégré le fait que s'ouvrir à une diversité de candidats pouvait être une source de performance accrue.
" L'idée est de s'ouvrir à la différence et non de recruter
à partir de la différence "
En réalisant un recrutement basé sur la différence, on risque d'émettre des biais, tels que "handicap" équivaut à "moindre efficience".
Par exemple, un candidat malvoyant de très haut niveau avait du mal à trouver un poste à son niveau de compétences. J'ai expliqué à la direction qu'il n'aurait besoin d'aucun aménagement. Sa seule contrainte était de devoir travailler principalement avec l'outil numérique (les documents papier étant exclus). Il a finalement accédé à un poste de cadre où il a voyagé à l'international. Son handicap lui posait alors moins de problème que s'il avait eu à prendre le RER tous les jours en Île-de-France !
En entreprise, on s'imagine souvent que le handicap sera visible, à l'instar d'un fauteuil roulant.
Il faut chasser la pensée unique ! Avec la pandémie, le monde a vu que l'on pouvait travailler différemment sans diminuer le niveau d'exigence attendu. On peut surveiller le travail à distance, sans avoir la contrainte d'une présence physique.
" Il faut réinventer le télétravail : les collaborateurs devraient pouvoir travailler de manière asynchrone "
Ava - Quels sont les grands chantiers de Diversity Source Manager ? Comment imaginez-vous son avenir ?
Mon but est de faire évoluer la culture de l'entreprise et de l'organisation . L'ouverture et la souplesse sont au cœur de notre sujet.
" Tant qu'on ne fera pas évoluer la culture d'entreprise,
on refusera la diversité de pensée "
Par exemple, c'est intéressant de mettre de côté ses opinions personnelles et d'adopter une posture professionnelle. Si on manage avec ses propres valeurs, on risque de rester dans la subjectivité permanente. Il faut dépasser ses propres croyances pour viser l'objectif final de l'entreprise. C'est un travail en profondeur.
J'aimerais transmettre l'idée que dans l'entreprise : on va voyager ensemble et vivre des choses ensemble. L'apprentissage entre pairs et par tous, sans forcément qu'il y ait une hiérarchie rigide, s'avère très enrichissant. Le sachant n'est pas forcément celui situé au plus "haut niveau".
" La parole de chacun a de la valeur"
Ce type d'environnement professionnel rend les salariés fiers : ils se sentent appartenir à l'entreprise et développent un fort sentiment de contribution.
Ava - Un mot de la fin ?
J'aime beaucoup cette citation de Steven Aitchison: "Ce n'est pas la couleur de notre peau qui nous rend si différents, c'est la couleur de nos pensées" .